Virginie Raisson-Victor, » Il faut replacer l’intérêt général au cœur des entreprises «

Dans le cadre de notre troisième magazine ForHum, nous avons questionné le point de vue de Virginie Raisson- Victor, Présidente du Giec des Pays de la Loire, cofondatrice & porte-parole du Grand défi des entreprises pour la planète. C’est avec enthousiasme que Virginie Raisson-Victor partage sa vision de ce mouvement nécessaire de transformation des modèles.
ForHum : De votre point de vue de Présidente du Giec des Pays de la Loire, quel est le rôle des entreprises dans la transition écologique ?
Selon moi, leur rôle est majeur. Pourtant, jusqu’à récemment, cette prise de conscience n’était pas encore partagée par tous ses représentants. En juillet 2020 par exemple, lors d’un séminaire de dirigeants de PME, j’avais été frappée par le contraste entre l’ambition des propositions de la Convention citoyenne pour le climat qui étaient présentées au même moment, et la difficulté pour ces chefs d’entreprise de s’emparer de leur part de responsabilité face au changement climatique. Leurs objections semblaient sans appel : « Inutile de s’y mettre si les Chinois ne font rien », « Impossible de s’engager et de rester compétitif », « À quoi ça sert de changer si mes fournisseurs et clients ne bougent pas en même temps », etc. Parmi ces dirigeants, certains faisaient même de ce sujet un combat réservé aux écologistes, voire un problème idéologique.
Voyant alors que la Convention citoyenne pour le climat avait permis à un groupe de personnes très différentes, dont des climatosceptiques, de monter en compétence et en engagement, il m’a paru intéressant de proposer la même méthode aux acteurs de l’entreprise. Car il devenait clair que la seule façon pour les entreprises de s’emparer de la problématique environnementale était qu’elles deviennent elles-mêmes porteuses des récits de transformation.
Le projet du Grand défi des entreprises pour la Planète est donc né de là, en janvier 2021, avec la volonté d’accélérer la transition de l’économie vers un modèle de prospérité humaniste et régénérative. Après avoir tiré au sort une centaine d’entreprises de tailles, origines géographiques et secteurs différents, leurs représentants dirigeants, salariés et actionnaires ont donc été formés au fil de six sessions, par des scientifiques du Giec, de l’OFB, des économistes et d’autres experts. En même temps, ils ont travaillé en intelligence collective pour formuler une centaine de propositions qui ont été officiellement présentées au CESE le 9 février.
ForHum : Lors de cette année d’échange, quels scénarios ont été plébiscités : décroissance, sobriété, solutions technologiques ?
Les propositions qui ressortent de ces sessions ne sont pas du tout idéologiques. Et il ne s’agit pas non plus de dire que nous devons tous vivre dans des maisons en paille. Il s’agit plutôt d’imaginer comment, concrètement, les entreprises peuvent intégrer les limites planétaires dans leurs modèles d’affaires. Car désormais, chacune d’elles doit s’interroger suivant ce filtre. Aucune ne pourra l’éviter.
Cette étape est d’autant plus cruciale pour le secteur industriel que l’essentiel de l’impact des biens de consommation sur le carbone et sur la biodiversité provient de la phase de production.
Comment les entreprises abordent-elles cette mutation ?
Ma conviction est qu’il faut replacer l’intérêt général au cœur des entreprises, comme ça pouvait être le cas avant la financiarisation de l’économie. Dans la mesure où l’entreprise utilise les biens communs et dépend de leur préservation pour sa production, il est indispensable de revenir à cette vision. C’est tout l’objet de la loi Pacte2 et du statut d’entreprise à mission. Aujourd’hui, on en compte plus de 1 000 en France3. Et pour faire moi-même partie de comités de mission, je vérifie les effets transformateurs de cette démarche, dont je vois aussi qu’ils sont majorés pour les entreprises qui privilégient l’intelligence collective et une mise en oeuvre participative. De la même façon, les entreprises constatent que les salariés sont de plus en plus demandeurs de sens dans leur vie professionnelle, ou encore que l’engagement dans la lutte contre le changement climatique accroît l’implication de leurs employés. Une tendance que sont venus aussi illustrer des mouvements comme « la grande démission »4 ou le « quiet quitting. »5
Comment amener plus d’organisations à réinterroger leur modèle de prospérité ?
L’histoire montre que les grandes transformations sont toujours portées par une minorité critique, qui fait basculer l’ensemble. S’il est difficile de dire aujourd’hui à quel niveau se situe cette minorité, on observe en tout cas qu’elle gagne du terrain avec le succès des initiatives comme le Grand défi des entreprises pour la planète ou la Convention des entreprises pour le climat.
De la même façon, la prise de conscience qu’une transformation doit avoir lieu s’accélère dans plusieurs pays d’Europe.
D’ailleurs, les textes se multiplient déjà : CSRD, devoir de vigilance, déforestation importée, projet de rémunération des dirigeants indexée sur les résultats écologiques, etc. On voit bien aujourd’hui que le niveau de maturité des entreprises est suffisant pour déployer un nouveau cadre normatif. Et si la réglementation ne fait pas tout, elle permet d’accélérer le changement. Prenons l’exemple de la loi Pacte : rien n’est obligatoire à l’heure actuelle et il s’agit surtout de permettre et d’inciter. Mais déjà, l’expérience positive des premières sociétés à mission permet d’en convaincre d’autres.
Pour autant, il reste encore du chemin à parcourir, notamment du côté de la finance. Car trop facilement, les investisseurs continuent de privilégier des investissements les plus rentables, à commencer par les énergies fossiles au détriment de ceux qui agissent ou innovent pour décarboner l’économie.
Or c’est évidemment faire preuve d’une vision court-termiste. Car le coût de ne pas agir assez vite et assez fort sera bien plus important que le coût de l’adaptation et de la transformation. Sans compter le devoir de vigilance qui exposera de plus en plus d’entreprises aux recours de la société civile.
ForHum : Quels rôles peuvent jouer les nouveaux acteurs innovants comme les ciments Hoffmann ?
Il est urgent de prendre en compte, Hoffmann l’a bien compris, la contrainte très forte des limites planétaires, au risque sinon d’aggraver la crise écologique planétaire et de compromettre l’avenir des générations futures. Il faut arrêter de vouloir retenir des modèles dont on sait qu’ils sont obsolètes et destructeurs. Au contraire, il faut transformer la contrainte en opportunité et s’appuyer sur les cobénéfices du changement et de l’innovation. Bien sûr, la transition sera compliquée, mais elle est aussi passionnante, porteuse et stimulante. Car elle invite à se positionner et à investir l’élaboration de nouveaux modèles et récits, notamment à l’échelle des territoires. Il ne s’agit pas de revoir la copie, mais de prendre une feuille blanche et d’imaginer ce qu’il est possible de faire dans ce cadre de contraintes. Et le plus probable, c’est que les premiers à investir ces nouveaux champs seront les mieux servis.
Cette entrevue est issue des pages 36 et 37 de notre magazine ForHum, actuellement proposé en libre consultation sur notre site.
1 – Convention citoyenne pour le climat : assemblée de citoyens français tirés au sort, constituée en octobre 2019 par le Conseil économique, social et environnemental sur demande du Premier ministre pour « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport à 1990 ».
2 – La loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, est une loi destinée à faire grandir les entreprises françaises et repenser la place des entreprises dans la société.
3 – Source : OBSERVATOIRE DES SOCIÉTÉS À MISSION – entreprises référencées au 30/01/2023. Geneviève Ferone en a annoncé 1000 il y a quelques jours.
4 – L’expression de « grande démission » a été utilisée pour décrire la situation du marché du travail américain courant 2021, où suite au Covid-19, le nombre de travailleurs quittant volontairement leur poste a nettement augmenté.
5 – Le quiet quitting, où démission silencieuse, est un phénomène apparu sur le réseau social américain TikTok en 2022. Il rassemble des personnes qui décident de faire le strict minimum au travail et partagent leurs techniques en vidéo sur les réseaux. Les salariés concernés ne quittent pas concrètement leur travail, mais préfèrent rester en poste en se contentant d’effectuer le strict minimum.